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Histoires

par MegAnne Liebsch

Septembre 2023 — Le père John Bauman, SJ, n’est pas ce qu’il appelle « quelqu’un qui s’affiche ». Organisateur communautaire chevronné, il préfère rester discret, que ce soit lors de manifestations, de séances du conseil municipal ou de conférences de presse. Pour lui, l’organisation communautaire consiste à donner aux autres les moyens de changer leur milieu.

« Organiser, c’est mettre les gens au premier plan, explique le père Baumann. Un de mes premiers mentors me disait : Si je te vois cité dans le journal, tu es viré. »

Le père Baumann s’est conformé à cette directive tout au long de sa carrière d’une cinquantaine d’années; voilà donc un personnage plutôt délicat à traiter dans un article de fond. Le travail qu’il a accompli en fondant le réseau international « Faith in Action » (La foi en action — FIA) a contribué à façonner la mission des jésuites de la côte ouest des États-Unis et à améliorer les conditions de vie de milliers de personnes dans le monde. Mais le fondateur écarte une large part de ces éloges en soulignant que c’est le leadership de la base qui est la clé du succès de FIA.

« Chez John, ce qui m’impressionne le plus, c’est qu’il a beau fuir le tape-à-l’œil, il est très fort et il exerce tranquillement une énorme influence », déclare le père Bob Fambrini, SJ, curé de la paroisse Saint-François-Xavier de Phoenix et membre du conseil d’administration de FIA.

Reconnaissable à sa touffe de cheveux blancs et à ses lunettes rectangulaires sans monture, le père Baumann suscite le respect de ceux et celles qui le connaissent. Le lendemain de l’interview qu’il m’a accordée, nous sommes allés assister à un congrès sur l’organisation communautaire à l’université de San Francisco. Son approche avait largement inspiré l’événement, mais il choisit de s’asseoir dans la section la moins bien située, qu’on abandonne généralement aux retardataires. Or les gens affluaient vers lui, d’anciens amis et collègues sans doute, mais aussi de parfaits inconnus venus lui exprimer leur admiration. Avec sa grande taille et sa stature patricienne, il se penchait pour les écouter.

Aujourd’hui, Faith in Action est l’un des apostolats jésuites les plus importants au monde : le réseau organise des communautés croyantes dans 27 États américains, au Salvador, au Guatemala, au Honduras, en Haïti, au Ghana et au Rwanda. Depuis sa création en 1972, les campagnes de FIA ont permis d’améliorer les systèmes d’enseignement, de faciliter l’accès aux soins de santé et aux logements abordables, et de réduire la violence au sein des collectivités. Ces campagnes varient avec les contextes, mais elles se fondent toutes sur les principes du père Baumann, qui ne cesse de rappeler que les personnes les plus touchées par les systèmes injustes sont les mieux placées pour mener à bien la transformation de ces systèmes.

« L’organisation communautaire donne aux gens les outils dont ils ont besoin en vue de lutter pour la justice et d’œuvrer en faveur d’une société plus équitable, explique-t-il. Elle crée un monde où chacune, chacun a sa place, peut s’épanouir et a son mot à dire dans les décisions qui affectent sa vie. »

Il y a longtemps que le clergé et les laïcs catholiques jouent un rôle de premier plan dans le mouvement social aux États-Unis : dans l’organisation des syndicats ouvriers pendant la révolution industrielle, par exemple, dans le mouvement des travailleurs agricoles dirigé par César Chavez et Dolores Huerta ou dans les grandes manifestations pour la paix des années 1970. À l’instar de FIA, de nombreux réseaux nationaux, comme l’Industrial Areas Foundation et le Gamaliel Network, ont été cofondés par des catholiques. Depuis plus d’un siècle, ces mouvements misent sur le pouvoir collectif des catholiques pour transformer la vie publique américaine, mais ce lien historique entre la foi et l’organisation communautaire passe souvent inaperçu.

Des collègues échangent avec le père John Baumann (au centre) lors d’un congrès sur l’organisation communautaire en février 2023 (avec l’aimable autorisation de MegAnne Liebsch).

Le pouvoir aux communautés

Benjamin d’une famille de huit enfants, le père Baumann a grandi sur la ferme laitière de ses parents à San Jose, en Californie, où il apprit très tôt la valeur de la communauté. Les dix membres de la famille travaillaient ensemble, comptant les uns sur les autres pour maintenir la ferme à flot. La foi était vécue en communauté, que ce soit à la table familiale ou à l’église de la paroisse jésuite, que les parents et les grands-parents du père Baumann avaient aidé à construire. Grande source de fierté pour les Baumann, leur église était un symbole tangible de ce que pouvait réaliser une communauté unie.

Ce lien précoce avec la foi et les jésuites guida le père Baumann vers la Compagnie en 1956.  Scolastique, il s’attendait à enseigner au secondaire ou au collégial, mais alors qu’il préparait sa maîtrise en théologie, parurent les premiers documents du concile Vatican II. Leur contenu allait changer sa vie.

Le jeune théologien fut fasciné par « l’Église de Vatican II » : une Église humaniste, qui ne se contentait pas de célébrer les sacrements et la messe dominicale, mais qui voulait partager pour les relever les défis auxquels sont confrontés ses fidèles. Plus que sur la charité, Vatican II mettait l’accent sur la justice en appelant l’Église à travailler à changer les systèmes à l’origine de la pauvreté et de la violence. Même si les principes de l’enseignement social catholique sont antérieurs à Vatican II, le concile faisait ressortir une foi qui met la justice en action.

Inspirés par ces idées, le père Baumann et un autre étudiant jésuite en théologie, le père Jerry Helfrich, assistèrent à un séminaire sur l’organisation communautaire pour le clergé au Chicago Urban Training Center, où le pionnier de la discipline Saul Alinsky donnait souvent des ateliers.

« J’ai été fasciné par le message d’Alinksy sur l’importance de donner aux gens les moyens de s’exprimer au sein de la communauté », raconte le père Baumann.

Cet été-là, lors d’un stage dans le West Side de Chicago, il travailla 24 heures sur 24. Devant les mauvaises conditions de logement dans ce quartier noir, le père Baumann réunit un groupe de 30 membres de la communauté pour voir comment remédier au délabrement. Les participants ne tardèrent pas à remettre en question l’autorité du père Baumann : de quel droit pensait-il leur dicter ce dont ils avaient besoin ?

« J’ai eu tôt fait d’apprendre un principe de base de l’organisation communautaire : il faut prendre les gens là où ils sont, et non là où l’on voudrait qu’ils soient, explique-t-il. J’ai dû remiser mon idéologie à moi et me mettre vraiment à l’écoute. »

Leçon décisive de subsidiarité, le grand principe social catholique qui rappelle que les plus proches de l’injustice doivent être les premiers artisans de la lutte pour la justice. En fin de compte, les leaders de la communauté décidèrent d’axer leur campagne sur un immeuble d’habitation qui accumulait les infractions au code du logement. À la fin de l’été, ils firent pression sur le propriétaire absent pour qu’il mette l’immeuble aux normes.

« Chicago a complètement changé ma façon de concevoir ce que je voulais faire en tant que jésuite : j’ai vu que l’organisation communautaire pouvait être un vrai ministère, explique le père Baumann. Tout à coup, la théologie devenait vivante. »

Au début de l’été, le père Baumann s’était demandé : comment l’Église peut-elle répondre à l’injustice ? Que suis-je appelé à faire ? À la fin de l’été, il avait sa réponse : l’organisation communautaire.

Les paroisses reprennent vie

En 1972, après plusieurs années de formation à Chicago, les pères Baumann et Helfrich retournèrent à Oakland, en Californie, pour lancer un mouvement d’organisation communautaire qu’ils baptisèrent le Pacific Institute for Community Organizing (PICO). À partir d’une paroisse franciscaine, les deux hommes arpentèrent Oakland en interrogeant les gens sur les problèmes de leur collectivité. Ils quadrillèrent le quartier en onction des grands enjeux, des problèmes d’infrastructure aux édifices abandonnés en passant par la sécurité. Plus important encore, ils accompagnèrent les leaders de la communauté et leur apprirent à exposer leurs problèmes au conseil municipal d’Oakland en exigeant qu’on prenne des mesures. Le modèle se développa, il réunit des intervenants locaux et des volontaires jésuites, et le PICO s’étendit à toute la Californie.

Le père John Baumann, SJ (dernière rangée, le troisième en partant de la droite) avec le personnel du PICO en 1974.

Au début, l’Institut concentrait ses efforts sur l’organisation au niveau du quartier. Avec le temps, cependant, l’équipe découvrit qu’en suivant ce modèle, les leaders communautaires étaient vite à bout de souffle : ils passaient d’une campagne à l’autre sans nouer de solides relations humaines susceptibles de les soutenir au milieu des campagnes difficiles.

La question s’imposa peu à peu au personnel du PICO: et si nous organisions plutôt à partir des paroisses ?

« Je me suis dit que je pourrais ainsi mettre en œuvre à la fois Vatican II et ma spiritualité jésuite : trouver Dieu présent dans la communauté et discerner ce que Dieu voudrait voir s’y produire », explique le père Baumann.

Le PICO entreprit d’élaborer un modèle basé sur la foi en travaillant d’abord avec des pasteurs, des prêtres, des rabbins et des imams capables de rassembler des groupes de fidèles pour travailler sur des enjeux communautaires. On mit au point des formations pour que ces responsables puissent mener des entretiens individuels dans le milieu, non seulement avec d’autres fidèles, mais aussi avec les gens du voisinage. L’une des premières campagnes confessionnelles du PICO prévoyait une action et une assemblée publiques avec le chef de la police d’Oakland pour discuter de la violence dans le quartier. Un millier de personnes y assistèrent.

Après les actions, le PICO et la communauté se réunissaient pour réfléchir. « Les paroisses s’animaient, raconte le père Baumann, les gens disaient : mais oui, c’est ça, l’Église! »

Le pouvoir, une affaire de relations

Porté par ce modèle confessionnel, le PICO devint rapidement une organisation nationale et prit le nom de Faith in Action. L’organisme travaille aujourd’hui avec plus de 3 000 congrégations de 34 confessions différentes et, depuis 2006, FIA agit à l’échelle internationale. Aux États-Unis, ses groupes ont contribué à l’adoption de la Loi sur les soins abordables (Affordable Care Act) en 2010, qui a élargi l’accès à Medicaid dans 34 États et fournit actuellement une assurance maladie à 40 millions d’Américains. Par ailleurs, FIA collabore étroitement avec les évêques américains et la Campagne catholique pour le développement humain, qui s’efforce de briser le cycle de la pauvreté au moyen d’actions de plaidoyer et de subventions à des organisations à but non lucratif.

John Baumann

Chaque fédération se concentre sur des enjeux différents en fonction de son implantation, mais globalement FIA s’attaque au racisme systémique et à l’exclusion socio-économique. En agglomérant les voix confessionnelles sur des questions comme les soins de santé, l’immigration, l’éducation et les saisies immobilières, FIA déploie la force de la collaboration interreligieuse pour obtenir des changements.

« Lorsque des personnes de toutes races et de toutes confessions religieuses se réunissent, ça devient très puissant », souligne le père Baumann. Alors que certains tiendraient les différences doctrinales pour un facteur de division insurmontable, le père Baumann voit dans l’expérience commune de la foi religieuse une occasion de rencontre transformatrice.

Au cœur de la collaboration interconfessionnelle de FIA, on retrouve le credo du père Baumann : « le pouvoir naît des relations ». La foi fournit un langage commun sur les valeurs, qui rapproche des congrégations disparates. Les notions de dignité humaine, de bien commun et d’amour du prochain sont les pierres angulaires sur lesquelles nouer des relations et bâtir la justice. De plus, estime le père Baumann, toutes les confessions religieuses croient radicalement à la transformation : pour elles, le changement n’est pas seulement réalisable, il a aussi un caractère sacré.

« Travailler dans un contexte religieux apporte une dimension de persévérance et d’espérance, et procure une immunisation contre le cynisme et le désespoir », explique-t-il.

Plus qu’un changement de politiques

Située dans le quartier de Boyle Heights à Los Angeles, la paroisse Dolores Mission est un excellent exemple de la façon dont l’organisation peut renforcer une communauté croyante. Depuis l’arrivée des jésuites dans les années 1980, Dolores Mission stimule l’engagement chez les paroissiens, qui s’associent fréquemment à la fédération locale de FIA, LA Voice. Le père Scott Santarosa, SJ, qui a été curé de Dolores Mission, se souvient d’avoir participé à une manifestation où des migrants et des membres du clergé affiliés à LA Voice occupèrent les marches de l’hôtel de ville et demandèrent aux élus de protéger les familles de migrants contre l’expulsion.

À la fin de l’événement, le père Santarosa monta dans un autobus avec d’autres paroissiens. Il vit alors un sans-papiers se tourner vers lui pour lui dire : « C’est un jour vraiment spécial. J’ai l’impression d’avoir déjà mes papiers. »

Pour le père Santarosa, c’était un rappel poignant que l’organisation communautaire ne se limite pas à la planification d’actions ou à l’obtention de changements politiques. Elle rend aussi leur dignité à ceux et celles qui en ont été privés par des structures injustes. « Même si nous n’avons pas vraiment fait avancer les choses ce jour-là, la démarche elle-même peut redonner aux gens leur dignité, fait-il valoir. Elle peut leur rappeler qu’ils sont dignes. »

La théologie dans le monde réel

Pour le père Baumann, la lentille de l’organisation communautaire met au point le mantra jésuite trouver Dieu en toutes choses. « La théologie concerne le monde réel, elle entre en interaction avec les gens, explique-t-il. Si nous croyons que Dieu est parmi nous, comment pouvons-nous permettre que des divisions fondées sur l’appartenance ethnique, la religion ou les antécédents fomentent l’animosité, l’injustice et la violence ? »

Le père John Baumann célèbre la messe lors d’un congrès sur l’organisation communautaire en février 2023 (avec l’aimable autorisation de MegAnne Liebsch).

Annie Fox se voit comme une « disciple » du père Baumann. Elle a été organisatrice pour Faith in Action en Californie avant d’être engagée comme assistante des Jésuites de l’Ouest des États-Unis pour la justice, l’écologie et l’organisation.

« Je crois en un Dieu qui nous appelle à nous rencontrer les uns les autres, qui change nos idées préconçues, qui nous conduit à une imagination prophétique, dit-elle. Ma conviction la plus profonde, c’est que Dieu envisage un royaume meilleur que ce que nous avons, et que nous avons ce qu’il faut pour le réaliser pour peu que nous soyons disposés à avoir foi les uns dans les autres. »

« Et ça, ajoute-t-elle, c’est tout John Baumann. »

L’éthique discrète du père Baumann a façonné la spiritualité ignatienne aux États-Unis. Avec la croissance de FIA, il est devenu un conseiller clé pour les dirigeants de la province jésuite de l’Ouest, renforçant du coup l’engagement de ses confrères pour la justice sociale dans tous les secteurs. Il a contribué à l’embauche de Mme Fox, qui a pour mandat de développer les efforts d’organisation communautaire de la province, comme le Jesuits West Collaborative Organizing for Racial Equity (Organisation des jésuites de l’Ouest pour l’équité raciale).

« Aujourd’hui, la notion de justice sociale est beaucoup plus intégrée à la vie de la province, explique le père Fambrini. En la matière, John est le modèle absolu. »

La carrière et la vocation du père Baumann, qui s’est concentré sur l’action plutôt que sur la parole, illustrent concrètement le passage de la contemplation à l’action. Or ce style de leadership est un exercice d’équilibre délicat, souligne Mme Fox. Car beaucoup d’organisateurs communautaires, et elle s’inclut dans le nombre, se jugent charismatiques et aiment bien les feux de la rampe.

« Soyons francs, nous nous battons pour avoir une place au premier rang, dit-elle. John, lui, est un grand exemple de leadership mis au service des autres. Ce qui lui tient vraiment à cœur, c’est justement le leadership des autres. Il voit dans chaque personne un leader potentiel, quelqu’un qui va participer à la réalisation du royaume de Dieu sur terre. »